C’est donc, à présent, chose faite.
L’Hebdo Culture, bouclant ses 30 ans d’existence cahin-caha, quoi de plus normal que de fêter cela comme il se doit : reprendre vie, tout simplement, reprendre le cours normal des parutions, après deux longues éclipses (de 1996 à 2015 et puis de 2017 à aujourd’hui, après le passage au numérique), éclipses dues à diverses contingences dont il serait fastidieux de revenir ici.
Et pour cause, nous préférons, en lieu et place, nous remémorer les belles choses, convoquer les souvenirs qui nous ont le plus marqué.
À savoir les cinq numéros parus sur support papier entre novembre 1995 et juillet 1996 (voir les JPG ci-dessous), et l’accueil très chaleureux qui leur a été réservé par les acteurs de la scène culturelle (institutions publiques et privées, intellectuels, écrivains, artistes, étudiants…), avant que le magazine n’entre malheureusement dans une longue hibernation.
À savoir aussi, à l’origine, le soutien moral combien précieux de deux noms illustres (parmi tant d’autres…), lesquels, dès le départ, ne tarissaient pas d’éloges à l’égard de ce nouveau magazine culturel et de sa formule inédite. Il s’agit en l’occurrence d’Abdelkébir Khatibi, le penseur et l’écrivain, et de Mohammed Larbi Messari, le grand journaliste.
Ceci étant souligné, L’Hebdo Culture compte reprendre aujourd’hui l’amorce de cet autre tournant, le tournant web, avec pour seul et unique credo, aller toujours de l’avant pour servir, à son humble niveau, l’actualité culturelle en ce qu’elle a de consistant et de significatif.
Aziz Zaâmoune
Directeur-Rédacteur en chef
Telle est la devise chez le poète marocain Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995), devise à versant unique, qui plus est.
C’est qu’inscrite au frontispice de son œuvre subversive, Khaïr-Eddine l’aura assumée jusqu’au bout, d’autant que son statut initial d’éternel révolté "errant, touchant, crachant, seul, cerné de mouches noires et vertes ", le vouait singulièrement à cette noble tâche de subversion qui fut toujours la sienne.
Élevé dans la répulsion d’un père indigne et des ravages consécutifs au séisme d’Agadir en 1960, sa destinée en fut toute tracée.
Et c’est du rêveur debout dans le maquis des mots à fourbir, puis à décocher en une parole cinglante envers et contre tout, dont il s’agit ici. Parole toute neuve dans sa densité, sa virulence et sa singularité parfois excessive. Avec en prime chez lui, ce « Je » muant en « Tu » ou en « Il », le tout muant en « Jeu » valant son pesant de chandelles. Et tant pis si ça fait chier… "tant pis je falsifie l'enseigne publique / de l'aube je m'en frotte l'œil avant d'encrer dans la / coutume inextricablement claire du temps" (Soleil arachnide).
Quand la montagne est à versant unique
Pour lui, tout a commencé avec la publication en 1964 d’un manifeste « Poésie toute », cosigné par un autre jeune poète, Mostafa Nissaboury.
Les deux compères lancèrent un appel urgent, lequel prône la nécessité absolue d’une refonte totale des schémas d’écriture existants : « Jusque-là, la poésie a été pour certains un passe-temps plus ou moins agréable et pour la plupart, le moyen de s’intégrer à quelques milieux mondains qui n’entendent rien aux nécessités immédiates de l’homme. Ce sont des snobs et ils cherchent avant tout un confort. Notre ambition est de leur faire comprendre que ce qu’ils croient être l’âge d’or n’est en vérité qu’une illusion qui risque de les conduire à leur propre désagrégation ; mais ils sont déjà morts et la lutte ne leur appartient plus ».
L’œuvre iconoclaste et particulièrement violente de l’écrivain marocain Driss Chraïbi (Le Passé simple, Les Boucs…), y est certainement pour quelque chose, à côté d’autres influences, surréalistes, Nouveau roman, Tel Quel.
L’appel sera entendu par d’autres, Abdellatif Laâbi, Abdelaziz Mansouri, Tahar Benjelloun… qui rallieront le groupe, lequel sortira en 1966 le premier numéro de sa revue Souffles.
Entre temps, Mohammed Khaïr-Eddine s’exilera en France, encore trop marqué par cet autre tremblement après celui d’Agadir : les émeutes de Casablanca en 1965 et la répression aveugle qui s’en est suivie.
" pays pays je plie bagages
ceux qui ajoutent du noir
à leur cellule
me voient partir
pays pays où seule la terre
se souvient
et hurle
quelle terreur couve
sous ta colère ".
(Ce Maroc !)
Parole aiguisée sudique
De là, exerçant en tant qu’ouvrier pour gagner sa vie, c’est-à-dire en tant que "simple mineur / Dans le rectum du sol noir ", il collaborera régulièrement à la nouvelle revue du groupe.
L’année suivante verra la sortie d’Agadir aux éditions du Seuil, l’œuvre qui allait prendre à son compte les nouveaux choix d’écriture prônés par le groupe Souffles. Une œuvre bannissant les frontières entre prose et poésie, et qui s’inscrit en droite ligne dans une « guérilla linguistique » ébranlant tout sur son passage, le moi, la société, les valeurs, le système : "Dans un post-scriptum de trois feuillets, il me décrit ce qu’était son existence avant la catastrophe, il me parle de sa maîtresse, de sa gazelle plus aimable qu’une demoiselle de bonne mœurs, une gazelle, dit-il, qui savait son lait et mangeait des feuilles de laitue avec une clochette de cuivre rouge qui portait gravé dessus son nom dont vous ne saurez rien pour le moment ; ils me l’ont volée, je suis sûr qu’elle n’est pas morte, un animal ne crève pas comme une créature humaine dans le déchaînement de la terre ; et je sais qui l’a prise ; c’est un lieutenant-colonel qui l’a prise pour en faire don à sa majesté qui me fait don de la terreur ; oui, tout est tombé parterre depuis son avènement, et il boit pendant le carême, trouvez-vous ça normal, et il mange de bons plats avec ses ministres et prend pour lui tout seul les meilleures femmes du pays ; mais de vous, je ne puis rien dire pour le moment, vous connaissez ma justice ; oui, monsieur, nous sommes loin de ce monde royal, nous échappons à son temps et à ses lois ; dent pour dent, œil pour œil comme autrefois, je ne sais plus qui l’a dit mais je l’approuve".
Une guérilla menée dans la liesse des banderilles aiguisées sudiques, le jour d’après :
"Sudique
que je crée par la pluie et les éboulis
que je transforme en lait nuptial pour des
noces de torrents
Sudique
percée d'oubli soudain par des troupes ferventes
de poèmes
qui font éclater chaque pierre sous mes pieds
quand mon corps bée
entre des mains bleues
entre les flûtes
Sudique sur un pic miraculeux
couleuvre jeune récitant des piétinements sans histoire (…)
et ces tristes airs d'abandon et de haine
ces crieurs ces goumiers qui traînent
leur vie mortelle
ces Phéniciens ces nus voraces
Sudique de rutilance et de scorpions
sur tes seins enroulés fermes
et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre"
(Ce Maroc !).
Et puis l’ultime texte en 1991, le Mémorial, comme pour consigner tous les faits et gestes de cette parole d’être, parole "ignée pareille "…
Aziz Zaâmoune
Quoi qu’il dise ou écrive, il ne faut surtout pas le croire et pour cause, un poète, ça ment grave, grave, intrinsèquement ...
À moins que vous ne soyez son complice, et dans ce cas-là on a deux menteurs avérés, faisant œuvre commune.
Aussi, quand Abdellatif Laâbi écrit dans Le spleen de Casablanca qu’il veut « désappartenir » pour une fois, fuir ces lieux d’ici et de là-bas qui l’habitent, en finir avec toute cette comédie - sûrement au sens où l’entend Rimbaud, le saint patron de la confrérie – faut-il le croire pour autant ? Ne nous mène-t-il pas en bateau -avec ou sans haleurs- nous autres, peuplade des quais ?
Je convoque à ma transe noire
le peuple majoritaire des éclopés
esprits vaincus
martyrs des passions réprouvées
vierges sacrifiées au moloch de la fécondité
aèdes chassés de la cité
dinosaures aussi doux que des colombes
foudroyés en plein rêve
ermites de tous temps
ayant survécu dans leurs grottes
aux bulldozers de l'histoire.
(Fragments d’une genèse oubliée)
L'œuvre et le parcours singuliers d'un poète qui dérange – au point d’en payer le prix fort, huit ans dans les geôles de son pays – ont démarré au milieu des années 60 dans un activisme politique et culturel militant. Le point d’orgue aura été la sortie de son premier recueil L’œil et La Nuit, un livre-manifeste, son texte itinéraire, lequel se poursuivra inexorablement jusqu’à aujourd’hui « dans le bruit d’une ville sans âme ». Et peu importe s’il s’agit de Casablanca ou Paris, puisque l’objectif affiché du poète est d’apprendre d’abord « le dur métier du retour », entendre le dur métier du spleen.
Humer Fès à Paris ou Grenade et se tromper de galère
D’où pour lui, à chaque levée d’ancre, à chaque texte, à chaque recueil, un nouveau départ qui ne ressemble à aucun autre, un départ rimbaldien « dans l’affection et le bruit neufs ».
Sur le radeau, j'allumerai un cierge
et j'inventerai ma prière
Je laisserai à la vague inspirée
le soin d'ériger son temple
Je revêtirai de ma cape
le premier poisson
qui viendra se frotter à mes rames
J'irai ainsi par nuit et par mer
sans vivres ni mouettes
avec un bout de cierge
et un brin de prière
J'irai ainsi
avec mon visage d'illuminé
et je me dirai
ô moitié d'homme, réjouis-toi
tu vivras si tu ne l'as déjà vécu
un abrégé d'éternité.
(Abrégé d’éternité)
Il nous mène en bateau donc, avec pour voiles toutes dehors un peu de bon sens à opposer à ce « monde qui croule sous les apparences », si bien qu’ « il va crever de résignation ». De bon sens, avons-nous dit, certes, mais aussi et surtout un peu et même beaucoup de rêves, de visions et d’insatisfactions fertiles, histoire de humer Fès à Paris ou Grenade et se tromper de galère.
Et pour aboutir à quoi finalement ?
A question bête, réponse tout aussi bête : est-ce que le poète le sait, lui ?
De cette feuille
Dite vierge
Que sortira-t-il
Un bouton de seringa
Ou une fleur carnivore?
C’est moi qui tremble.
(Poèmes périssables)
C’est cela même le spleen Laâbi, pour qui veut bien céder à la tentation…
Et, assénerait un Baudelaire exultant, qu’importe le reste " à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? ".
Aziz Zaâmoune
Question impertinente à l’adresse du microcosme culturel marocain : qui se rappelle encore de cet artiste peintre disparu en 1992 à l’âge de 42 ans, parti subrepticement sur la pointe des pieds comme pour s’excuser d’avoir dérangé ?
Réponse tout aussi impertinente : personne, mise à part la tribu locale des salonards impénitents, et encore !…
Au-delà des tendances, des ordinations, des doxa
Une scène artistique marocaine, en ces années 70, superbement installée dans ses convictions sur l’art bien-pensant, ses tendances, ses ordinations, ses doxa…
Et puis voilà qu’un illustre inconnu répondant au nom d’Abbas Saladi, ex-étudiant en philo et autodidacte de surcroît, allait bousculer tout ce beau monde.
D’abord, chose impensable, en exposant ses premiers tableaux directement à la place tumultueuse de Jamâa Lafna à Marrakech, sa ville natale.
Premier accroc difficilement pardonnable aux yeux de ce tout-Rabat artistique de l’époque, montrer ses tableaux à ciel ouvert et qui plus est, dans le brouhaha incessant de cette place grouillante, parmi les conteurs, les guérisseurs, les charmeurs de serpents, les troupes folkloriques, les touristes, les badauds, les pickpockets… C’était l’outrage extrême à l’art (sic).
Qu’importe pour l’artiste ?
Celui-ci, de santé fragile et très tôt confronté aux dures réalités de la vie quotidienne, n’était mû que par une seule obsession : céder ses tableaux pour une poignée de billets et subvenir aux besoins de la famille dont il était l’unique soutien.
Deuxième accroc, de taille celui-là, son art proprement dit, une forme d’expression plastique toute fraîche, toute neuve et en tout cas difficilement classable, puisque se situant aux frontières du naïf et du surréel. Comme quoi, Saladi n’aura fait que récupérer son bien là où il y est (dixit Apollinaire).
Cette expression allait crescendo affiner ses outils et sa perception du monde pour finalement s’affirmer comme telle, c’est à dire comme valeur artistique indéniable, dûment cotée au Maroc et à l’étranger. Quoique paradoxalement, Saladi n’aura jamais accès, à titre individuel, aux fameuses cimaises de la galerie nationale Bab Rouah de Rabat, la fameuse galerie…
Qu’importe encore et encore ?
Ici, la toile, dessin ou aquarelle, est synonyme de ludisme fleurant bon l’hérésie et l’insolence. D’où sa composition enchevêtrée n’a de sens que là où le sens hésite entre deux allégories et se passe d’explications : des êtres à museau, à mille postures extatiques fraîchement débarqués d’une fable immémoriale ; la femme amulette pour conjurer le mauvais sort… ; l’oiseau omniprésent pour inviter à la transcendance (comme dans les miniatures persanes) ; et puis le carrelage à damier tirant exagérément sur la corde déjà raide du contraste thématique surréel; et puis la gestualité ondoyante à qui mieux mieux ; et enfin le fond sonore, des tonalités originelles pétrissant bruits et fureurs insondables…
Bref, la trame d’une veine nommée fulgurance, nommée singularité.
Formulée dans les justes règles de la composition plastique, s’accorde-t-on à admettre, et puisant dans l’imaginaire de la mémoire collective, la peinture d’Abbas Saladi est une succession d’instants poétiques déformant le réel pour mieux le restituer, neuf, grotesque, énigmatique.
Aziz Zaâmoune
" Le poète a pour tâche de dessiner sur du dessin, d’écrire sur l’écriture " , nous dit quelque part l’écrivain marocain Abdelfattah Kilito.
Une assertion de mise ici, puisqu’il s’agit de deux œuvres poétiques majeures, l’une d’expression plastique et l’autre littéraire, dont la tâche primordiale de leurs auteurs respectifs, Fouad Bellamine et Mohammed Bennis, aura été jusqu’ici de peindre sur de la peinture et d’écrire sur l’écriture. Avec, comme support, la toile et la page blanche, cela va sans dire. Sauf que dans les deux cas de figure, le support, ça pourrait être aussi un mur, le mur de Fès, tel qu’il se profile en filigrane dans les deux œuvres. Le mur de Fès dans tous ses états ambivalents…
Arpentant de long en large – et même de biais – ce mur porteur de tous les palimpsestes passés et à venir, la peinture de Bellamine se veut essentiellement démarche conceptuelle liant le geste à la… mémoire. D’où la prédilection de l’artiste pour le grand format, à même de contenir cette expression, ainsi que le recours quasi exclusif à l’acrylique, technique censée restituer cette mémoire dans toute sa densité « immense et compliquée ».
D’essence lyrique, cette expression abstraite n’en connaîtra pas moins deux étapes essentielles dans son évolution. Initialement austère et, par ailleurs, difficile d’accès, l’œuvre picturale de Bellamine allait progressivement se décanter et, donc, s’émanciper de ce mur clos qui fut le sien durant les années 70.
Un culte très acrylique
D’où les termes de cette nouvelle approche picturale, à commencer par la lumière poussée à son extrême degré d’intensité : la transparence. Et puis il y a ces réminiscences arrachées une à une au mur, ces quasi représentations entrevues tantôt : l’arcade, l’oiseau… Et enfin il y a la couleur et cette obsession à vouloir, vaille que vaille, meubler l’espace tableau, histoire, peut être, de se dénicher une perspective, une issue. Avec bonheur ou pas, peu importe finalement, du moment que ce culte très acrylique – parce que très mural et vice versa – nous donne plus d’un gage de la bonne foi de son gourou.
Pour Bennis, il s’agit de donner à voir dans le même mur, à travers son texte Al Makanou Al Wathani (L’Antre païen, éditions Toubkal, Casablanca, 1996). Entendons-nous, c’est du jet initial et spontané, paru en 1989 dans la revue londonienne Mawakif (n°58,1989), dont il s’agit ici, et non du texte revisité plus tard. Toujours est-il que pour le poète, cet éternel solitaire qui n’est « ni héros ni martyr », traverser ce mur, si blanc soit-il, revient à assumer pleinement sa propre destinée tendant encore et toujours à dériver vers d’autres absolus, selon l’expression de René Char.
Aussi et tant qu’à faire, pourquoi pas une brèche pour entamer ce mur assourdissant ?
Juste une brèche dans ce mur pour ouvrir sur les « terrasses de lichen », sur ces « anciennes tours qui se relâchent déjà », sur le cérémonial de ce « grand sacrifice rituel (…) le turban de lin / l’autel / le chandelier de pierre purifiée »…et sur le chant à déclamer, lequel, consécutivement, « ouvrira les portes, toutes les portes du dôme ». Bref, une brèche par où s’insinuera fatalement la « tribu des mots ».
Aziz Zaâmoune